JEAN-CHARLES GILLE (1924-1995)1
Extraordinaire figure que celle de Jean-Charles Gille !
Extraordinaire, au sens propre, par la multiplicité des facettes de son intelligence, extraordinaire par la marque qu’il laisse auprès de ceux qui ont eu l’occasion de le rencontrer et de travailler avec lui, étudiants, thésards, jeunes ingénieurs, et en tout premier lieu l’équipe fondatrice du CERA2 qui devait être à l’origine du CERT3. La plupart d’entre nous ne l’avaient pas revu depuis de nombreuses années, vingt-cinq ans, trente ans peut-être, depuis l’époque où il avait quitté la France pour s’installer au Québec à l’Université Laval. Alors qu’une si longue absence et un si grand éloignement amènent souvent l’oubli, n’est-il pas remarquable que le souvenir de Jean-Charles Gille soit resté si vivace parmi nous, à tel point qu’il ne se passait pas de mois sans que l’un ou l’autre d’entre nous n’évoque un souvenir, un trait de sa personnalité, et que l’annonce de sa disparition ne nous afflige à ce point ?
Jean-Charles Gille a été le père fondateur de l’automatique en France, une automatique à laquelle il avait été initié au MIT, après l’École Polytechnique, à une époque où, pour raccrocher la France à un développement scientifique que la guerre avait considérablement freiné, le ministère de la Défense envoyait aux États-Unis ses plus brillants jeunes ingénieurs militaires. Dès 1956, il créait à Sup’Aéro ce qui fut sans doute le premier enseignement de l’automatique en France, un enseignement dispensé avec un sens de la pédagogie tel qu’il est resté un modèle pendant des décennies. Lisant et parlant une dizaine de langues, toujours à l’affût des nouveaux développements de la discipline, il synthétisait tout ce qui se faisait, aussi bien en URSS qu’au États-Unis, introduisant en France aussi bien les travaux de Truxal que ceux d’Aizerman ou Cypkin, chose difficile à une époque où les liens entre les diverses parties du monde n’étaient pas si aisés à établir qu’aujourd’hui.
Si l’ENSAé (Sup’Aéro) en a été la première bénéficiaire, son action ne s’est pas limitée à l’École. Jean-Charles Gille été, avec V. Broïda, un des artisans de la constitution de l’AFRA (l’Association française de régulation et d’automatique) et l’un des premiers Français à participer à l’IFAC, dès la naissance de cette fédération et, en particulier, lors du premier congrès mondial organisé à Moscou en 1960.
Quant à ses enseignements, ils étaient dispensés hors de l’ENSAé, aussi bien à l’ENSEEIHT (et ceci n’a pas été sans conséquence sur la composition du CERA !), qu’à l’Université Laval à Québec, aussi bien aux étudiants qu’aux ingénieurs déjà dans l’industrie, à travers la CEGOS puis la société des Amis de l’ENSAé.
C’est Jean-Charles Gille qui, avec Marc Pélegrin, devait créer le CERA en février 1962 concrétisant une idée en gestation depuis 1958. Avec une rare intelligence, il avait parfaitement vu la mutation radicale des progrès scientifiques et techniques dans les années cinquante-soixante et la nécessité d’associer, à une école d’ingénieurs, un centre de recherche performant qui fournissait l’essentiel du corps enseignant dans la discipline et effectuant aussi des travaux d’études et de recherches dans le cadre de contrats passés avec des organismes publics ou privés.
Qu’on
nous permette de reprendre les lignes suivantes tirées de
l’introduction qu’il avait faite pour la plaquette du CERA, en
1965 : “Le progrès scientifique et technique est un élément si
caractéristique de notre monde actuel et si lourd de conséquences
qu’on se condamne, en l’ignorant, à une incompréhension des
grandes tendances de notre époque.
Or le progrès est en train
de changer de visage. Faisant suite aux immenses développements dans
le domaine de l’énergie, apparaît depuis trente ans un nouveau
courant scientifique qui concerne exclusivement l’information.
Les sciences de l’Ingénieur en Énergie découlaient directement de la Physique, de la Chimie et de la Mécanique. Les sciences de l’Ingénieur en Information sont l’Électronique, l’Informatique et l’Automatique. Ainsi l’Électronique, rendue possible par la découverte de l’électricité a-t-elle trouvé un immense champ d’application sur la transmission de l’information. L’informatique est apparue ensuite avec les premiers calculateurs, lorsqu’il est devenu techniquement possible, non seulement de transmettre, mais de traiter l’information. En même temps le concept de « système » faisait effectuer un grand pas à la pensée théorique dans ces domaines.
L’Automatique, qu’on appellera peut-être un jour Systématique, est la conséquence de ces grands courants historiques. Science des Automatismes, son objet d’étude est l’identification et la commande des systèmes physiques ; l’identification, c’est l’établissement de modèles informationnels de systèmes physiques, et la commande, c’est finalement l’orientation de flux d’énergie à partir d’informations traitées à un niveau énergétique aussi bas que possible, en fonction de critères préétablis.
Située à la jonction des grandes tendances scientifiques d’aujourd’hui, requise impatiemment d’autre part par les innombrables applications qu’on attend d’elle, l’Automatique prend rang de science autonome ; nul ne peut prédire avec certitude quelles en seront les conséquences scientifiques, économiques et sociales”.
L’aventure du CERA a été, pour tous ceux qui l’ont vécue, une histoire scientifiquement exaltante. Jean-Charles Gille avait su appeler autour de lui des ingénieurs débutants, tout juste titulaires d’un diplôme d’ingénieur et d’une expérience nord-américaine (…mais formés par ses soins !), prêts à se lancer dans l’aventure de la recherche en automatique. Même si, pendant les deux premières années, il avait organisé une espèce de tutorat exercé par des ingénieurs militaires ayant un peu plus d’expérience (comment ne pas citer C. Bigot, G. Senouillet, Mignot et Thellier), très vite, il devait leur laisser toute liberté d’initiative, mais en exerçant cependant un pointilleux contrôle. Qui ne se souvient de la façon dont Jean-Charles Gille scrutait les rapports avant d’y apposer son visa, un visa qui ressemblait quelque peu à un nihil obstat !
Grâce à la politique avisée qu’il conduisait, grâce au dynamisme de jeunes ingénieurs conscients de leurs responsabilités, le CERA devait vite être reconnu, au milieu des années soixante, comme un centre de référence qui contribuait largement au développement de l’Automatique encore en enfance ; et il n’est que de se souvenir du nombre de livres écrits par Jean-Charles Gille lui-même – une dizaine, traduits en nombreuses langues et d’une pérennité hors du commun – puis, suivant l’exemple, par les ingénieurs du CERA, en commande optimale, systèmes séquentiels et logiques, systèmes multidimensionnels, identification…
Les évènements ont voulu que Jean-Charles Gille quitte la France, au milieu des années soixante, pour s’installer au Canada, à l’Université Laval, où il avait déjà enseigné. Son passage au CERA aura donc été court, il est encore plus remarquable que, dans ces conditions, il ait laissé une telle marque ! Mais il faut dire que les liens de coopération qu’il avait instaurés entre l’Université Laval et les différentes écoles françaises d’automatique auront continué sa présence.
Deux choses ont frappé tous ceux qui l’ont connu : le prodigieux éventail de ses connaissances et la fidélité dans ses amitiés.
On a dit le rôle qu’il avait joué dans l’avènement de l’automatique en France, mais ce n’était là qu’un des aspects d’une activité hors du commun. Combien d’autres pourrait-on citer, dont aucun n’était fait en dilettante ! Jean-Charles Gille était aussi docteur en médecine. Ses élèves n’étaient guère surpris d’apprendre que leur professeur, alors même qu’il était directeur adjoint de Sup’Aéro, se trouvait tel ou tel après-midi à l’hôpital ; l’un de nous se souvient que, s’étant trouvé mal, Jean-Charles Gille avait dégagé son bureau directorial de tous les papiers qui l’encombraient, puis demandé à son élève de s’y allonger afin qu’il puisse l’examiner.
Assurément, ce n’est pas lui qui aurait confondu, comme on l’a vu écrire à l’époque dans certains journaux, “servomoteurs” et “cerveaux moteurs”, mais il avait reconnu – bien avant que l’intelligence artificielle ne devienne à la mode – une analogie certaine entre les systèmes de régulation techniques et humains. Ne parlait-il pas, tout comme en médecine, d’homéostasie à propos de l’aptitude des asservissements à s’adapter à des conditions changeantes du milieu extérieur et à contrer des perturbations ? N’est-ce-pas lui qui avait appelé au CERA M. Lévy qui travaillait sur la transmission de l’information par les synapses et tentait, déjà en 1965, une utilisation dans le domaine de la reconnaissance de formes tandis que J. Richalet s’intéressait aux régulations physiologiques ? N’est-ce-pas lui, qui, en collaboration avec le canadien Claude Fortier, devait écrire nombre de publications dans lesquelles l’Automatique trouvait application dans le domaine de la régulation endocrine ?
Mais les
limites de son savoir ne s’arrêtaient pas là. Très vite, il
s’était mis à la graphologie, une discipline dans laquelle il
devait devenir aussi un expert de renommée mondiale (et non
seulement pour l’écriture latine, mais aussi l’écriture
cyrillique et … l’écriture musicale !).
D’autres
pourraient en parler plus savamment que nous, mais beaucoup se
rappellent, avec des souvenirs parfois mitigés, de son premier livre
sur la matière, dans lequel il avait pris pour illustration les
écritures de tel ou tel d’entre nous (Psychologie de l’écriture,
Payot, 1969).
Automaticien, polyglotte (on a déjà dit qu’il
parlait couramment une dizaine de langues ; il les connaissait
suffisamment, sur le plan littéraire comme scientifique, pour
devenir, à l’occasion, traducteur quand cela pouvait rendre
service à un ami, comme il le fit du livre de Wegrzy en polonais),
graphologue, psychologue… ; c’était aussi un pianiste accompli,
capable de passer une nuit au piano à jouer du Chopin sans
partition. Mais où arrêter l’inventaire de ses connaissances ? Un
tel se souvient qu’en excursion avec lui au Grand Canyon du
Colorado, Jean-Charles Gille lui décrivait toutes les couches
géologiques apparentes, leur âge, les fossiles qu’elles
contenaient… un autre, qu’il était inépuisable en histoire, un
troisième…
On aurait pu craindre qu’une telle accumulation de savoir eût déshumanisé le personnage. Pourtant, pour tous ceux qui l’ont connu, au-delà de ses connaissances prodigieuses, sa fidélité en amitié a été tout aussi remarquable ; une fidélité qu’il cultivait d’autant plus que l’ami était en difficulté ou dans la peine, indépendamment de tout ce qui pouvait en résulter pour lui, indépendamment des circonstances.
Personnalité hors du commun, scientifique exceptionnel, homme d’une rectitude absolue, Jean-Charles Gille n’a pas eu dans son pays la reconnaissance que ses qualités intellectuelles et morales exemplaires auraient méritée. Il restera une référence et un modèle pour ceux qui, comme nous, ont eu le privilège de le connaître.
André J.
FOSSARD
ONERA-Toulouse
1 Ingénieur en Chef de l’Air, directeur adjoint et professeur à Sup’Aéro, professeur à l’Université Laval (Québec).
2 CERA : Centre d’études et de recherches en automatique
3 CERT : Centre d’études et de recherches de Toulouse – ONERA Toulouse